Comment un artiste se révèle-t-il à lui-même? Quels cheminements avant de trouver sa singularité? Jackson Pollock a fait du dripping, technique visant à jeter ou à faire couler de la peinture sur des toiles posées au sol, sa célèbre signature. Ses «premières années», de 1934 à 1947, le conduisant à cette abstraction si caractéristique sont retracées avec clarté au musée Picasso.
À replacer toutes les pièces de l’échiquier, il apparaît toutefois que cette période, considérée comme fondatrice dans l’œuvre de Jackson Pollock (1912-1956), se résume bien plus qu’à un simple laboratoire. Son titre excepté, l’exposition du Musée national Picasso à Paris le fait comprendre entre les lignes, d’autant qu’elle est la première en Europe à revenir spécifiquement sur les multiples expérimentations de Pollock, qui entreprend des études d’art dès l’âge de 16 ans en 1928. Elle met aussi en valeur la galaxie d’influences émaillant ses premiers pas, achevant de contrecarrer le mythe d’un Pollock solitaire.
Une affaire de famille
Parmi ces figures influentes, il y a d’abord Charles, l’aîné des cinq frères Pollock dont Jackson est le cadet. Malgré la décennie qui les sépare, leur complicité intellectuelle affleure dès 1922, lorsque Charles s’installe à Los Angeles pour étudier l’art tout en réalisant des mises en page pour le Los Angeles Times. Jackson vient de fêter ses dix ans et dévore déjà les revues que Charles lui envoie, l’ouvrant ainsi à l’art moderne. Il le sensibilise plus particulièrement à la peinture régionaliste de Thomas Hart Benton, dont Jackson suivra les cours à New York huit ans plus tard, en 1930.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
Benton dépeint alors une Amérique en proie à la Grande Dépression dans une veine réaliste, que les deux frères entreprendront de croquer à leur tour au cours d’un long voyage à travers les États-Unis en 1934. Accrochées aux cimaises du musée Picasso, les lithographies de Benton et de Charles Pollock représentant des faucheurs de blé ou des ramasseurs de coton affichent clairement leurs parentés, quand les œuvres de Jackson se démarquent déjà par une expressivité exacerbée (Coal Mine – West Virginia, vers 1936 ou Composition with Figures and Banners, vers 1934-1938).
Le muralisme mexicain
Dans cette salle dédiée au terreau fertile dans lequel Charles l’a d’abord guidé, s’expose aussi l’influence des muralistes mexicains (José Clemente Orozco, Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros) dont l’art de la fresque, célébrant à la fois la vie populaire moderne et les cultures précolombiennes, constitue l’un des grands chocs esthétiques de sa vie. Au début des années 1930, ceux que l’on surnomme «Los Tres Grandes» bénéficient de nombreuses commandes sur le sol américain où ils séjournent.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
Et c’est avec Sande cette fois, un autre de ses frères, que Jackson rejoint en 1936 l’atelier expérimental de David Alfaro Siqueiros à New York. Il y est encouragé à créer en utilisant des techniques, des outils et des matières non conventionnels, en mélangeant du sable ou du bois à la peinture, en projetant les matériaux directement sur la toile, ou encore en ayant recours à des pistolets à peinture. Ses œuvres personnelles se détachent progressivement des thèmes sociaux chers à Benton. Elles empruntent dès lors le langage symbolique et la palette chromatique de ces artistes mexicains, mais aussi de Picasso.
Jackson Pollock, Untitled, 1938-1941, huile sur lin © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Picasso et la culture des natifs américains
Picasso est pour Jackson Pollock une référence majeure. L’Américain est tout d’abord fortement marqué par la lecture d’un article de l’artiste et théoricien John D. Graham, «Primitive Art and Picasso» (1937), qui fait écho à sa propre attraction mystique pour la culture des natifs américains. Après avoir vu Guernica en mai 1939 à la Valentine Gallery, il visite quelques mois plus tard la rétrospective du MoMA «Picasso: Forty Years of His Art». En regard des Demoiselles d’Avignon (1907) ou de Jeune Fille devant un miroir (1932), il réalise une série de toiles et de dessins aux figures hybrides (Birth, vers 1941 ou Mask, 1941), dont le bestiaire mêle sources picassiennes (taureaux, chevaux et visages grimaçant de douleurs) et références aux poteaux héraldiques, aux masques et aux poupées rituelles des natifs américains dont certains modèles et exemplaires sont présentés sous vitrine.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
Parmi ces pièces, un os sculpté par Jackson Pollock vers 1943 évoque les mots qu’il écrivit à son pèreen 1932 : «Je crois que mon médium à moi, c’est la sculpture.» Dessinant simultanément un visage humain et un profil animal, cette œuvre suit un principe de métamorphose rappelant les totems haidas qu’il vit au MoMa en 1941 au sein de l’exposition «Indian Art of the United States». L’intérêt de Pollock pour la sculpture demeure à ce jour un pan méconnu de son œuvre…
Jackson Pollock, Untitled, vers 1943, os sculpté © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024
Jung et l’exploration de l’inconscient
Pour John D. Graham, dont Jackson Pollock fut proche, l’art a pour but de révéler l’essence des choses par un «processus d’abstraction », «l’art primitif» démontrant un lien plus direct avec l’inconscient. Pollock n’a eu de cesse d’invoquer cette «psychologie des profondeurs», dans le sillage du psychiatre suisse Carl Gustav Jung, ainsi que le lien entre la structure de la psyché et ses productions culturelles, l’importance de l’étude des rêves, des mythes et de la religion. Au début de l’année 1939, Jackson Pollock est suivi par l’analyste jungien Joseph Henderson pour traiter son alcoolisme. Dans le cadre de ces séances, il apporte près de 70 dessins utilisés comme supports thérapeutiques.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
Dix d’entre eux, témoignant des recherches graphiques de l’artiste, sont exposés aux côtés de Male and Female (1942-1943), l’un des tableaux les plus célèbres de cette période. Le peintre semble y illustrer les notions d’anima/animus définies par Jung comme la part de féminin chez un homme et la part de masculin chez une femme, une union symbolique redoublée par celle de l’abstraction et de la figuration. En face, Collaborative Painting (vers 1940-1941) réalisée avec deux autres artistes, William Baziotes et Gerome Kamrowski, témoigne de ses essais autour de l’automatisme cher aux surréalistes qui gagnent alors New York pour fuir l’Occupation. Les tourbillons de peinture émaillée blanche, affleurant sur les formes anthropomorphiques et abstraites, résultent déjà de la technique du dripping.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
«Enigmes peintes» chez Peggy Guggenheim
À propos de The She-Wolf (1943), première œuvre de l’artiste acquise par une institution muséale, le Museum of Modern Art dès 1944, Jackson Pollock déclare: «She-Wolf a vu le jour parce qu’il fallait que je la peigne. Si j’essayais d’en parler, d’expliquer l’inexplicable, je ne ferais que la détruire.» Cette toile aux accents rupestres fait partie de sa première exposition monographique, organisée en novembre 1943 par Peggy Guggenheim dans sa toute nouvelle galerie new-yorkaise Art of This Century.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
Dans cet étonnant espace aux murs arrondis conçu par l’architecte Frederick Kiesler, Pollock présente des toiles énigmatiques, pour la plupart présentées de manière exceptionnelle au musée Picasso, dont The Moon-Woman (1942) et The Moon-Woman Cuts the Circle (1943). Toutes sujettes à de multiples interprétations, cette dernière pourrait se référer à une légende indienne dont le personnage de femme-lune est une mère dévorante, la lune étant également l’une des figures de la création dans la symbolique jungienne dont Pollock est familier. Autre lieu-clef du New York artistique du début des années 1940, l’Atelier 17 lui permet d’expérimenter une nouvelle technique, la gravure à la pointe sèche, dont les planches témoignent d’une phase de transition dans son travail. Jackson Pollock y accorde, vers 1944-1945, plus de place à la ligne dans des compositions all over.
The Moon-Woman (1942) et The Moon-Woman Cuts the Circle (1943) de Jackson Pollock présentés dans l’exposition « Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
The Springs et l’obsession du dripping
Parmi les personnes qui ont compté, l’épouse de Jackson Pollock, Lee Krasner, membre des American Abstract Artists, a joué un rôle fondamental. Elle, qui est une figure du milieu artistique new yorkais à leur rencontre en 1942, lui présente des figures de premier plan, notamment Willem de Kooning, Clement Greenberg ou Hans Hofmann qui, à l’instar de Janet Sobel soutenue elle aussi par Peggy Guggenheim, s’essaie au dripping. En 1945, le couple s’installe à The Springs, un village des Hamptons à plus d’une centaine de kilomètres de New York.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
C’est dans un atelier aménagé dans une grange que Pollock développe là sa pratique de peinture au sol. « Au sol je suis plus à l’aise, déclarait l’artiste. Je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie; car, de cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés, et être littéralement dans le tableau. C’est une méthode semblable à celle des peintres indiens de l’ouest qui travaillent sur le sable.» À l’Accabonac Creek Series (1945-1946) inspirée des paysages naturels qui l’entourent, succèdent des compositions plus radicales, plus abstraites faisant suite à ses expérimentations à plus petite échelle (Composition with Pouring II, 1943).
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun
La série des premiers grands drippings exposés à la galerie Betty Parsons en janvier 1948 apparaît ainsi comme le résultat d’influences croisées, d’expérimentations techniques et de recherches en soi à travers lesquelles Pollock a construit sa singularité faite «d’énergie, de mouvement, et d’autres forces intérieures», comme il l’expliquera quelques années plus tard. Y engageant tout son corps, il fera du dripping sa pratique quasi-exclusive durant cinq ans, jusqu’à ce qu’il réintroduise en 1951 la figure humaine et reprenne les thèmes mythologiques de l’immédiat après-guerre. À partir de 1953, il privilégiera même le dessin et s’approchera, dans quelques rares toiles, des sensations atmosphériques de la color-field painting contemporaine, avant de disparaître dans un accident de voiture en 1956. Rapportées à cette temporalité, ses « premières années » abordées ici apparaissent en réalité comme un vaste pan de son œuvre.
Vue de l’exposition «Jackson Pollock. Les premières années, 1934-1947 » au musée national Picasso-Paris en 2024 © Voyez-Vous / Vinciane Lebrun